Diriger un programme de transformation : des compétences spécifiques, à adapter en fonction du contexte, gage de réussite

Manager un programme de transformation n’a rien d’intuitif.

Vous viendrait-il à l’esprit de prendre les commandes d’un A320, avec une justification autre qu’une  compétence certifiée de pilotage de cet avion de ligne ? La question vous semble incongrue ? C’est  pourtant précisément ce qui arrive quand un directeur de programme de transformation est nommé  après avoir été sélectionné sur la base de critères inappropriés, comme l’ancienneté, le statut, la  proximité avec le membre de la direction en charge du pilotage stratégique du programme (appelé  « le sponsor »), la direction d’appartenance ou encore le prestige de sa formation initiale.

Trop souvent, la sélection du directeur de programme se fait de façon informelle. Trop souvent, ce  processus conduit des individus à prendre des responsabilités pour lesquelles ils ne sont pas armés.  Et cela peut avoir des conséquences assez lourdes, tant pour eux que pour leurs équipes et  l’entreprise dans son ensemble. Nous ne pouvons nous empêcher de penser ici à ce directeur d’une  activité bancaire qui s’est retrouvé à la tête d’un programme de plusieurs dizaines de millions d’euros  sans avoir dirigé un seul projet de sa vie… programme qui a dérapé de plusieurs années et atterri à  plusieurs centaines de millions. Imaginez le résultat si vous preniez les commandes d’un A320…

Or ce genre de programme (qu’il s’agisse d’un changement de processus et de logiciel RH, de  l’adaptation et de la digitalisation d’une offre de service, de la mise en conformité à une nouvelle  réglementation, de l’intégration de l’intelligence artificielle dans les processus métier…) est d’autant  plus délicat à organiser et à piloter qu’il transforme profondément le fonctionnement, les systèmes  et la culture de l’entreprise. En assurer la direction requiert ainsi des compétences spécifiques.

Des compétences, pourtant nécessaires, ignorées dans la sélection des Directeurs de  Programmes

L’équipe de recherche Aurore, de notre cabinet de conseil Daylight, a étudié les raisons des  difficultés observées dans 14 programmes de transformations de grandes entreprises françaises  publiques et privées depuis 1997, ayant des budgets entre 40 millions et 1 milliard d’euros.  L’inadéquation entre les compétences nécessaires en management de transformation et celles  effectivement disponibles est quasi systématique. Elle se retrouve à tous les niveaux de la chaîne de  commandement, du sponsor aux pilotes des équipes sur le terrain, en passant par le(la) directeur(rice) de programme.

Leurs travaux de recherche ont montré que, dans 12 cas sur 14, la sélection des managers des  programmes de transformation ne suit aucun processus formel de direction de transformation. Et  quand ce processus existe, il ne prend pas en compte la compétence en management de  transformation. L’idée même qu’une compétence spécifique en management de programme soit  nécessaire n’est partagée dans aucune des directions des entreprises étudiées.

Il existe pourtant des référentiels permettant d’évaluer les compétences en management de  transformation, comme l’Individual Competence Baseline (ICB) de l’International Project  Management Association (IPMA) ou le Project Manager Competency Development (PMCD) du Project Management Institute (PMI). Des approches d’évaluation de ces compétences ont aussi été  développées par des cabinets spécialisés, dont Daylight.

Néanmoins, ces instruments sont complexes et relativement lourds à utiliser de façon  opérationnelle. Ils nécessitent par ailleurs une réelle volonté de toute l’entreprise ou, a minima, du  sponsor ou du manager. En outre, ces évaluations se doivent d’être correctement cadrées, par le  biais d’une démarche bienveillante et d’un engagement à accompagner le directeur de programme,  volontaire, dans l’acquisition des compétences qui viendraient à lui manquer.

A défaut d’utiliser de tels instruments formels, le sponsor et le directeur de programme peuvent  analyser ensemble la situation en examinant les compétences nécessaires selon le contexte du  programme, de façon ouverte et constructive.

Avec ou sans instrument d’évaluation, le prérequis consiste à admettre que manager un programme  n’a rien d’intuitif. Il est ainsi bien plus intéressant de détecter une lacune en conduite du changement  et de faire accompagner le directeur de programme en conséquence, plutôt que de le laisser seul face à la grogne des équipes concernées et de leur management.

Du contexte de la transformation dépendent les compétences nécessaires

Différents travaux de recherche, dont ceux menés par l’équipe Aurore, ont établi un lien entre le  contexte et les compétences nécessaires pour la direction d’un programme de transformation. Si une  base de compétences semble nécessaire dans tous les cas, le contexte d’un programme va induire un  besoin plus ou moins poussé de telle ou telle compétence.

Prenons plusieurs exemples :

– Si l’entreprise a une faible appétence au changement et que le programme, d’ampleur, est conduit  en l’absence de personnes dédiées au bon niveau, alors la compétence en conduite de changement  et le leadership sont primordiaux.

– Si le programme est marqué par l’absence de sponsor actif et/ou d’un consensus politique fort  autour de ce dernier, en particulier dans le cadre d’une transformation forte, il nécessite des  compétences en pilotage stratégique ainsi qu’une capacité d’influence élevée pour que les bonnes  décisions soient prises et les moyens nécessaires obtenus.

– Si le programme engendre une forte complexité organisationnelle, il nécessite des compétences  élevées en organisation de programmes et en pilotage tactique (capacité à établir une trajectoire, à  déléguer aux équipes terrain sur des bases solides, à gérer les interdépendances, à coordonner et  décider).

– Si le programme induit une forte complexité technique, avec des technologies nouvelles ou non  maîtrisées par les équipes, il implique des compétences en ingénierie et dans d’autres processus de  fabrication, et ce d’autant plus que les processus d’ingénierie de l’entreprise seraient faiblement  matures.

– S’il s’agit de diriger une équipe d’une trentaine d’acteurs, cela nécessite un leadership raisonnable  intégrant une bonne capacité de délégation. Mener une équipe de 130 personnes nécessitera en  revanche de mettre en place un véritable « système » pour porter le programme.

Des variables simples pour décrire le contexte

Pour qualifier le contexte de l’entreprise, il est possible d’examiner l’appétence au changement de  l’entreprise, la maturité des processus de management des transformations, la maturité des  processus d’ingénierie, ainsi que la présence d’une équipe d’appui à la transformation.

Le contexte du programme en tant que tel peut être évalué par le biais de son niveau de complexité  organisationnelle (nombre de personnes de l’équipe, durée, répartition géographique), de son  niveau de complexité technique, de l’ampleur du changement qu’il induit, de l’urgence ou de la  nécessité perçues du changement qu’il induit, ainsi que de la présence effective d’un sponsor et de  responsables de la transformation métier.

La double analyse des variables qualifiant le programme et celles qualifiant l’organisation elle-même permet de cartographier les compétences a priori nécessaires. Celles-ci peuvent être définies grâce à  une grille simplifiée de neuf compétences : la capacité d’influence, la connaissance des métiers  concernés, la maîtrise des techniques de conduite du changement, les compétences en pilotage  stratégique, en organisation des transformations, en pilotage tactique, le leadership, la connaissance  des processus de fabrication des « livrables » (essentiellement l’ingénierie informatique) et les  compétences en architecture d’entreprise (capacité à décrire les cibles de fonctionnement et les  états intermédiaires).

Un protocole léger pour une prise de conscience collective

Ainsi, un protocole léger entre le sponsor et le directeur du programme, basé sur cette relation  établie entre contexte et compétences nécessaires, permet un premier niveau de qualification utile : appréhender les variables de contexte du programme ; évaluer les compétences nécessaires en  conséquence ; estimer les compétences disponibles ; analyser les écarts et imaginer les moyens qui  permettraient de les réduire (coaching, accompagnement terrain, formation, adaptation du  périmètre de responsabilité…).

Afin de réduire les biais, il est nécessaire que cet échange soit accompagné par un expert en  management de programme, ceci permettant aux deux acteurs concernés de disposer de la  pédagogie et du recul nécessaires.

In fine, s’il ne remplace pas une approche d’évaluation rigoureuse du contexte et des compétences,  ce protocole permet au binôme sponsor-directeur de programme une prise de conscience et la mise  en place d’un dialogue constructif autour du sujet. S’il ne garantit pas la réussite, il permet d’éviter  des écarts importants de compétences et ainsi les souffrances qu’ils induisent mécaniquement.

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Fadi EL GEMAYEL est consultant expert en management des transformations et accompagne depuis 25 ans les grandes transformations. Directeur général du cabinet Daylight Consulting, membre du “Cercle de réflexion sur la capacité de transformation des grandes entreprises et administrations françaises”, il est également chercheur et l’auteur principal de plusieurs recherches dans le cadre du programme de recherche Aurore, dont “agilité stratégique et management de portefeuille”, “directions générales et stratégie en termes de capacité de transformation”, “expliquer et mesurer la performance des PMO d’Entreprises”.

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